[RP] Tranches de vie

[A la fenêtre du 6, chemin des Niouks]

Une silhouette se découpait à la lueur vacillante d'une chandelle menaçant de s'éteindre.
Dans la maisonnée, tout était calme.
Un calme olympien.
De fait, le petit monde des De Maussac-Thézan s'était endormi.

Margot, leur adorable polissonne, qui cavalait de plus en plus aguerrie sur ses deux petites jambes encore potelées, avait très vite montré des signes évidents de fatigue, n'en pouvant plus de sa journée. Combien avait-t-elle parcouru de lieues à gambader ainsi, tantôt dans les jupes de sa mère, tantôt dans celles d'Apolline, ou encore dans les jambes de son père ? Seul le Très-Haut devait en avoir une idée bien précise. Toujours était-il que la chipie était tombée la première dans les bras de Morphée, pour le plus grand plaisir de Monsieur Chat.

Ce dernier ayant enfin retrouvé une paix royale, sans plus aucune boule sans poil mais à tête blonde le pourchassant à coup de : "Sat ! Viens Sat ! Viiiiiiiens !!", se prélassait sur le tapis devant la cheminée. Sa langue râpeuse léchait méticuleusement et consciencieusement son long pelage noir sur lequel dansaient les flammes brûlant vivement dans l'âtre.

Apolline allait encore être heureuse de découvrir la quantité de poils qu'il laisserait en souvenir sur le tapis de laine du salon. Mais pour l'heure, leur brave nourrice était sortie. Un rendez-vous galant, avait-elle dit, en taverne avec un vieux grigou qui lui avait fait du gringue toute la semaine au marché.

Morgane sourit. La vieille femme avait le chic pour s'attirer les faveurs des vieux hommes du village. A Sémur n'avait-elle pas eu une idylle avec le vieux Grimble ?

Un gazouillis la sortit de sa rêverie : Jacob, leur petit dernier, déjà âgé d'une année, avait sombré dans la chaleur des bras paternels. Il y était si bien qu'il y faisait des bulles et y pépiait doucement.

La brune aux yeux clairs regarda son aimé se lever avec l'intention d'aller déposer le petit enfant dans son lit. D'un geste de la main, elle l'appela, silencieuse.
Tandis qu'il s'approchait, elle lui murmura en lui tendant la main :

Viens près de moi admirer ce magnifique spectacle à nulle autre pareille.

Dehors, l'astre diurne s'en était allé depuis longtemps, laissant la place à dame Nuit et à sa blafarde amie la Lune, qui éclairait les rues et les venelles de sa douce et vaporeuse clarté.
Dehors s'étaient mis à tomber les premiers flocons de novembre.

Margot, qui fêterait ses deux ans le trente prochain, les passerait sous la neige et nul doute pour l'épouse et mère que l'époux et père l'emmènerait dans le bois des Coqueherts à la recherche d'un lieu propice à l'apparition du plus gros bonhomme de neige que la petite verra jamais de toute sa vie.

[Quelque part dans la forêt du champ de Mars.]

L'été avançait doucement vers l'automne et à l'ombre des grands pins, le fond de l'air était cru.Morgane avait pris le soin de leur couvrir les épaules, à elle et à Margot, d'une petite capeline.

Un sourire aux lèvres, elle regarda sa fille avancer devant elle, serpentant entre les troncs.
L'héritière de Maussac-Thézan avait bien grandi : de petite acrobate, elle était devenue une jeune fille de bientôt neuf années. Les boucles entourant son visage étaient toujours aussi sauvages, bien que Margot se fût assagie. Il était loin le temps où la friponne courait après le chat pour lui tirer la queue et pourtant, pour Morgane : c'était hier.

Elle lâcha un petit soupir : le temps passait trop vite, filant à la vitesse de l'éclair.  
Une petite exclamation de satisfaction la sortit de ses pensées :

Ah ! En voilà un ! Regarde, maman ! Au pied de ce pin, c'est bien un cèpe, n'est-ce pas ?

Morgane allongea le pas pour rejoindre sa progéniture et venir vérifier que le champignon trouvé était bien celui qu'elles espéraient quand, de bon matin, elles avaient décidé de partir à sa cueillette afin de confectionner un savoureux velouté pour le soir même.

La brune posa une main sur l'épaule de Margot et hocha la tête avant d'ajouter :

C'en est bien un. Le premier de ton panier, mais certainement pas le dernier !

Du menton, elle indiqua à sa fille un autre pin, un peu plus loin, où plusieurs chapeaux se distinguaient au milieu de la mousse. Elle lui fit un clin d'oeil complice et main dans la main, elles se dirigèrent vers l'endroit désigné.

Armée d'un petit couteau forgé par les mains paternelles, la blondinette s'agenouilla et découpa soigneusement les pieds des champignons puis elle les rangea, avec tout autant d'attention, dans le panier d'osier fourni par Apolline. Cette dernière en avait tapissé le fond d'un torchon d'un blanc immaculé. Morgane se fit alors la réflexion que la vieille gouvernante savait y faire, avec la lessive. Elle se demandait même quel était donc son secret.

Et de quatre !

Et de quatre, oui, confirma la montagnarde.

Elle aida Margot à se relever et le bleu gris des iris morganiens croisa l'azur cristallin margotien. Morgane se revit alors quelques années plus tôt, dans cette même forêt, à la recherche de ces mêmes champignons. Son oreille résonna de l'enjoué " 'garte a'an !!! bô sampillon !!!!!" de sa chipie, chaque fois qu'elle voyait le chapeau d'un cèpe se dessiner ça et là près du sentier.

Comme si mère et fille partageaient la même pensée, Margot prit la parole :

Maman ? Je l'ai déjà vu ce champignon là, non ?

Froncement de sourcils de la blonde, en questionnement à la brune.

Oui, quand tu étais plus petite. Tu l'avais trouvé joli, avec l'envie de le toucher...

... Et tu m'en avais dissuadée fermement... J'avais pleuré, pensant avoir fait une bêtise...

... Et tu m'avais demandé si tu étais punie.

Mère et fille se sourirent affectueusement. Morgane passa sa main sur la joue de son enfant et murmura, comme chaque fois :

Si tu n'avais pas mes boucles sauvages pour encadrer ton joli visage... Je douterais presque que tu sois ma fille... Tu ressembles tant à ton père.

Margot prit un air frimeur, une voix enfantine et déclara :

Ma'got comme papa.

Morgane éclata de rire et confirma :

Margot comme papa.

Elle passa un bras autour des épaules de sa fille, déposa un tendre baiser sur sa tempe et ajouta, toujours dans un murmure :

Allez, repartons à la cueillette aux champignons... Il nous en faut bien plus pour ce velouté.

Margot se dégagea de l'étreinte maternelle, le regard mutin. Elle s'éloigna en courant puis se retourna. Ses longues boucles volèrent autour d'elle, ainsi que la petite capeline attachée autour de son cou. Eusse-t-elle été rouge, qu'en cet instant précis, l'on eut pu se croire en plein conte pour enfant, s'attendant à voir débarquer monsieur le loup, venu tailler le bout de gras avec le chaperon pour lui soutirer quelque information sur sa destination..

La première qui trouve vingt champignons a gagné !

[Quand rien n'va plus... Tout va bien !]


Couic, couic, couic...

Et non, ce n'est pas une souris, en train de grignoter un grain de blé ou un morceau de fromage au lait de chèvre.
Non, ce que vous entendez, c'est la lente et douce mélopée du vieux fauteuil à bascules de Morgane. Et de fait, la brune s'y trouvait, un tas de vélins décachetés et déroulés, posé sur ses genoux.

Son regard, après avoir pris connaissance des différentes missives, se porta par la fenêtre du séjour, et divagua au loin, entre les pics Odon et Assiette.

Une grande inspiration, suivie d'une profonde expiration. Morgane soupira.

Soupir après de mauvaises nouvelles : celles reçues depuis trois jours.

Correspondance épistolaire que d'aucun qualifierait peut-être d'hystérique tant elle avait envoyé de courriers... Bourgmestre, Diaconesse, Médicastre.... Et même le Connétable du Lyonnais-Dauphiné.

Résultat : plusieurs coursiers éreintés, même tarif pour leurs montures. Du vélin de première qualité gâché, pour rien.

La mairesse embrunaise était trop "absorbordée" - comprenez par là absorbée et débordée par sa fonction - pour aller à l'église et donc bien incapable de confirmer à la brune si messe il y avait dans son village.
Question : si un arbre tombait dans une forêt sans  personne pour l'entendre, ferait-il du bruit ?
Autrement et plus explicitement dit : si dame le Bourgmestre d'Embrun n'avait pas pu lui dire si les messes se tenaient en son village, c'était qu'elle n'avait pas entendu les cloches sonner... cela pouvait signifier plusieurs choses :

A/ Son bureau est trop éloigné de l'Eglise et le vent ne porte pas dans sa direction
B/ Elle est "absorbordée" H24 et sept jours par semaine et n'y prête jamais attention
C/  Il n'y a pas de messe  (Flûte, la tuile)
D/ Elle est sourde comme un pot  (C'est pas d'bol...)

Morgane esquissa un sourire. Elle sentait son esprit vagabonder et partir dans des explications aussi farfelues qu'inutiles, symbole de sa lassitude face à un épineux problème...
A tout le moins, dame Nynaève, maire de son état, avait su lui donner le nom de la diaconesse officiant probablement en l'Eglise Embrunaise. Elle connaissait les noms et fonctions de ses administrés...

C'est déjà ça ! s'exclama tout haut la Brune aux yeux couleur de pluie.

Elle avait donc entrepris d'écrire à Soeur Antalia... Pour s'entendre dire ou plutôt se voir écrire par retour de courrier que messe il y avait... mais point de confession possible car point de curé !

Retour à la case départ... Si les curés avaient su qu'un jour ils se feraient plus rares que le Saint Graal, ils auraient demandé une augmentation.

Entre temps, on lui avait demandé de l'aide au sein d'une armée, aide qu'elle n'avait pu apporter... On l'avait recommandée sans qu'elle ne disposât des connaissances nécessaires en la matière... C'était désolée qu'elle avait dû reconnaitre ne pas avoir les compétences requises. Dommage, voilà qui lui aurait occupé ses journées : elle n'avait guère plus travaillé pour les instances ducales depuis des semaines, nul cours n'avait été donné en l'université non plus. Par choix : elle sentait la morosité la gagner et elle ne voulait pas bâcler le contenu de ses cours et spolier ses étudiants des connaissances qu'ils venaient chercher en sa salle.

Pour tromper l'ennui, elle avait alors pris rendez-vous pour une consultation poussée avec dame Succube, médicastre connue et reconnue. Elle avait été examinée de la tête aux pieds, consciencieusement, et l'espace d'un instant, Morgane avait espéré qu'une bonne nouvelle accompagnerait le bilan complet qu'elle venait de passer...

*Roulement de tambour*

Et bien non ! Pas de grossesse en vue... Muarf... Sa main diaphane posée sur son ventre, elle décida qu'elle n'espérerait plus, désormais. Voilà de nombreuses années qu'elle persévérait à s'y attendre, pour en être chaque fois plus attristée.
Fort heureusement, même si plus rien n'allait droit dans ce duché, elle ne se portait pas de travers et dame Succube l'avait déclarée en bonne santé physique et apte au travail.

Tout irait bien, finalement.